Coville : "Ma plus belle bagarre "

"Depuis mon passage de la Nouvelle-Zélande où, une nouvelle fois, la transition entre les deux océans, Indien et Pacifique, ne s'est pas faite facilement, je lutte pour rester devant un flux de Nord-Ouest.

Je livre une nouvelle bagarre pour exploiter cette météo si peu clémente depuis le début.

A cela vient s'ajouter une deuxième contrainte majeure : la présence de glaces très étendues sur toute une partie du Pacifique. Ces glaces dérivantes résultent du décrochement d'une partie de la banquise et de sa dérive vers le Nord. Une collision avec l'un de ces morceaux et c'est la destruction totale du bateau qui ne résisterait pas à la vitesse où je navigue. Dans cette région, l'eau à 3° et la survie est une question de minutes.

C'est pourquoi, même si cette décision nous impose de perdre de nouveau du temps, il n'était pas envisageable de prendre cette route optimale vers le Sud. Toutefois, je sais que dans deux jours je rentre dans une nouvelle zone d'icebergs que je ne peux éviter cette fois ci. Nous avons pour la première fois des données repérées par satellite qui nous aident à prévoir certaines d'entre elles. Malheureusement pas toutes et celles-ci dérivent, se déplacent au gré des courants et des vents dominants.

Mais hier soir, cette nuit et toute cette journée, j'ai livré l’une de mes plus belles batailles depuis le début de ce long voyage.

Le vent de Nord-Ouest a très vite fraîchi et j'ai réduit ma voilure, manoeuvrant au plus juste avec la force du vent. Le début est plaisant avant que la mer ne se forme, avec 623 milles dans la journée, après une superbe cession de glisse à 26 noeuds de moyenne, soit les compteurs souvent au-dessus de 30 noeuds.

Le vent ne cesse pour autant de monter et c'est surtout la mer qui devient grosse, à très grosse. La brise prévue de 30 nœuds est plus près des 35/40. La mer se forme et cela est très vite limite. Elle est légèrement de travers et je ne peux pas l'éviter. Elle vient heurter mon flotteur bâbord violemment et cela devient vite très difficile à négocier. Ne pas laisser la mer détruire et s'acharner sur ce flotteur nécessite d'appuyer le bateau sur son autre flotteur, sans être pour autant trop toilé. Voilà toute la difficulté de s'adapter à la moindre variation de vent, en force et en direction.

Changer de voile à l'avant, passer du foc de brise à la trinquette, implique d'aller devant pour le faire descendre et le monter. Le ranger proprement après chaque manoeuvre est épuisant. La plage avant du bateau est très exposée et les vagues rendent la tache encore plus difficile. Le froid saisit vite les doigts. Le pont se dérobe à chaque mouvement. Travailler sur le filet est harassant tant l'équilibre y est presque impossible. Ma lumière frontale éclaire mal de son faible halo, tout se fait à l'instinct. Revenir derrière, dans le cockpit, pour dérouler la trinquette demande, en quelques minutes, l'effort d'un véritable sprint. Sous le ciré, le corps transpire et donne tout, il ne reste plus de marge ou de réserve, tout est là. Le bateau reprend de la vitesse, les mouvements sont de nouveau très saccadés. La mer tape la coque et des gerbes d'eau énormes viennent s'écraser dans le cockpit. Je me glisse sous mon abri, regardant vers l'arrière. Je reprends mon souffle. Le sillage est visible sur quelques dizaines de mètres, avant de disparaître dans la nuit, et il me donne le relief de la prochaine vague. Celle-là est grosse, je m'accroche ; le bateau part d'un seul coup, les compteurs s'affolent et les étraves plongent dans la nuit jusqu'à taper le bas de la vague suivante. Dans ces accélérations, il est impossible d'être détaché et complètement serin. Si le pilote fait une erreur ou si le choc est trop brutal en bas de la vague, tout peut arriver.

Je joue à ce jeu depuis plusieurs heures. Le plus harassant est de prendre et de renvoyer un ris dans la grand voile : 45 minutes d'efforts non-stop pour y arriver, dans un sens, comme dans l'autre, au risque de casser toutes les lattes de la grand voile. J'ai effectué cette manœuvre trois fois dans nuit. J'ai en effet cru que le vent mollissait enfin et qu'il était temps de renvoyer de la toile pour garder cette fameuse vitesse et ce vent portant. Malgré cette mer forte, à très forte, j'étais focalisé sur le fait de rater cette opportunité, de rester devant cette dépression. Quelle erreur ! Ici, chaque erreur se paie et coûte très chère.
J'ai en effet renvoyé trop tôt ce deuxième ris. Le vent était retombé comme prévu et j'étais sûr de moi. J'avais à peine fini, je rangeais chaque cordage dans son logement, quand une rafale, plus forte que toutes les autres, est rentrée et a propulsé le bateau comme une fusée. Le pilote a mal réagi et, en poussant la barre, il est venu mettre le bateau travers à la prochaine vague. Du fait d'être surtoilé, Sodeb’O était déjà sur un seul flotteur et la vague nous a soulevés.

Je me suis précipité sur le winch de « traveller » (chariot de grand voile) pour relâcher la tension dans la voile. Pendant quelques instants, le temps s'arrête et vous voyez la scène future. Si je chavire, je n'ai pas d'autre issue que d'être à l'intérieur, alors je recule de quelques pas, pour amorcer ma retraite, le bateau retombe, il se tend et résiste. Tel un guerrier, il se redresse et part dans un surf incroyable, tout vibre et le vent hurle en même temps que les coques produisent un bruit assourdissant. Un bruit sourd se fait alors entendre et un sifflement suit immédiatement, une pièce du « traveller » que j'avais dans les mains il y a quelques instants, a fait fusible et vient de traverser le cockpit, décapitant les deux barres à roue. J'y étais, il y a quelques secondes et mes jambes n'auraient pas résisté. J'analyse tout de suite la situation. J'ordonne au pilote de changer de cap par quelques impulsions sur le clavier électronique à ma droite et me précipite sur la drisse de grand voile. Je défais ce que je viens de finir à l'instant et je recommence à l'inverse la manœuvre. Je vois, sous mes yeux, les dégâts causés et je réfléchis déjà comment y remédier. J'ai encore le palpitant à fond et je suis furieux contre moi-même mais je suis encore là et j'avance.

Le jour commence à pointer. Le blanc du pont ressort comme s’il était fluorescent. Le sillage ressort de plus en plus loin derrière et la mer quitte l'étreinte du ciel. Je découvre avec une certaine stupeur la taille et la force des vagues qui m'entourent. Quelle bagarre et quelle nuit dans ce Pacifique Sud !

A+ Tom
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La pièce qui a cassé est en plastique très dur et sert à guider le bout (cordage) du chariot de grand voile dans sa course circulaire autour du cockpit. En cassant, le bout, libéré de ce guide, est venu casser deux des trois rayons en carbone, à l’intérieur de chacune des deux barres à roues. Thomas a remplacé la pièce en plastique par une poulie ouvrante et d’autres cordages. Il a également remplacé les quatre rayons brisés par des morceaux de lattes de grand voile, elles aussi en carbone, scotchées avec du grey tape (scotch hyper résistant). Ces petites avaries déjà réparées n’ont aucune incidence sur la marche du bateau.

Source : Sodeb'O