Carnet de bord de Thomas Coville : "Il va falloir gérer et ça commence par là, un Jules Verne"

Sodebo Ultim 3 est entré la nuit dernière dans le Pot-au-noir. D’où un ralentissement ce matin, qui ne devrait être que provisoire pour Thomas Coville et son équipage, attendus à l’équateur la nuit prochaine au bout d’environ cinq jours de mer. Leur avance sur Idec Sport, détenteur du Trophée Jules Verne, n'est plus que de 125 milles ce dimanche à 8h. L'occasion pour Thomas Coville de revenir sur le départ et les premiers jours en mer. Carnet de bord.

 

Credit : M.Keruzoré

 

"Toujours aussi intense ces départs de tour du monde. Je ne sais pas si on peut s’y préparer ou s’y habituer, mais les émotions ou sentiments qui se déversent dans ces moment génèrent toujours une sensation étrange, entre la boule au ventre, l’envie de revivre ça et de retourner là bas, où les conditions de vie changent votre rapport au monde et à l’autre. Vivre autrement c’est sûr ! Dans une parenthèse, comme une chance de plus être autrement, ou tout simplement vraiment. 

 Départ de nuit avec le phare de Créach qui tourne autour de nos têtes, et cette ligne qui coupe la manche et détermine le point de départ et d’arrivée, qui matérialise une boucle autour avant le tour du continent antarctique. Jean Luc, après nous avoir tous stressés à partir vite, nous laisse quelques heures pour souffler, reprendre nos esprits, tenter de dormir et d’évacuer le trop plein d’émotions, se remettre comme dans une fuite en avant dans le réel et la technique du départ. Choisir l’angle, la voile, le bon timing pour lancer toute l’envie dans une vitesse. 

 Nous ne serons pas seul sur ce départ. Après avoir préféré différer leur départ de quelques jours, Franck (Cammas) et son équipe ont décidé de nous matcher ! Ca n’est pas anodin, de partir sur un Jules Verne, mais encore moins d’être chassé par une telle équipe dont les ambitions sont affichées clairement : « être les premiers à voler autour du monde ! ». Le bateau, l’équipe, tout est optimisé depuis des années pour réussir ce pari audacieux. 

 Ca part vite, même très vite. Je laisse la barre à Thomas Rouxel pour le départ et endosse le rôle de skipper / navigateur pour donner le tempo, la feuille de route avec Jean-Luc et la trajectoire. Rapidement après être tombé dans une zone que je ne me suis pas vraiment expliquée, Franck et son équipe reviennent sur nous et nous retrouvons bord à bord. Je m’offre un petit appel à la VHF et tombe sur Erwan. La conversation n’a pas d’intérêt mais c’était pour marquer la proximité de notre engagement mutuel et mon respect d’être bord à bord avec eux. 

Incroyable duel en visuel où les équipes se livrent et se retrouvent sur l’eau, avec l’enjeu de ne pas perdre cette premiere grande confrontation… Et pourtant la route est tellement longue que de se laisser prendre au jeu du seul match serait une erreur de stratégie dont ni l’un ni l’autre de sortirait gagnant. 

 Les conditions se musclent ; le vent fort autour de ce centre dépressionnaire aux alentours de Lisbonne est bien présent, et la mer est courte et délicate par moment à négocier à haute vitesse. Il va falloir gérer et ça commence par là, un Jules Verne. Doser, gérer, analyser, comprendre et agir avec souvent ses tripes, un feeling, une expérience, un ressenti d’une autre situation qui te revient alors. Jacques, Laurent, Olivier, Bruno, Knut… et tant d’autres, ils auraient fait quoi ? 

 A 8, le schéma est tout autre de ce que j’ai l’habitude, et j’ai confiance en eux alors je me fais confiance. On décide d’une approche et d’une configuration de voile de base, de foils, d’appendices autour de laquelle on va tourner et oeuvrer comme une base de la recette, et on va tout articuler autour de cette séquence. On va alors dérouler et enchainer les manœuvres. Je ne compte pas et on s’adapte. 

L’équipe répond parfaitement, pas d’erreur, pas de faux pas. On a répété et répété ces séquences pour les jouer maintenant. Sam au piano, excelle , Mat [Matthieu Vandame] voit tout et de sa puissance physique donne le rythme, ils se relaient devant et derrière sur le field avec François [Duguet] et Corentin qui contrôlent et rassurent. On prend notre temps. François [Morvan] et Tom [Rouxel] à la barre sont sûrs, prudents et respectueux des gars dehors exposés, et du matériel. Martin est là et il observe tout de son oeil d’expert, rien ne lui échappe, il est mes yeux quand je dors, il se consacre aux autres pour que tous soient là au moment où j’ai besoin d’eux. 

 Ca passe. On se sert alors de l’autre trimaran pour se caler en vitesse et en exigence. Quelle pression, certes, mais quelle chance ! Hier je m’étais allongé à coté de la table à carte pour récupérer de ce passage, de l’empannage qui allait quasiment décider de notre passage dans 2 jours du pot au noir, quand j’entends que ça parle fort. Big news ! « Ils font demi tour … Ils ont touché … ». Je ne mets pas très longtemps à comprendre.

A quelques dizaines de milles derrière nous, l’incident leur est arrivé. Celui que l’on redoute tous. Celui que l’on ne souhaite même pas à son pire adversaire pour l’avoir subi déjà à de nombreuses reprises. L’avarie qui élimine sans option, ou si rarement. Naviguer avec Franck a été l’une de mes plus grande chance, concourir contre lui est un privilège qui demande d’être à son meilleur niveau. 

 Je vous salue messieurs, Franck, Charles, Erwan, Yann, David, Morgan. Je garde pour moi cette image de ce trimaran sublime qui vole au dessus de l’eau, qui dégage une telle puissance. Ce bateau hors norme qui nous inspire tous. Sans nul doute que vous y retournerez, je vous le souhaite.

 Thomas, au large du Cap Vert

Source : Sodebo