Quentin Lucet, architecte VPLP : "Le concept de Malizia est validé. Le confort devient un facteur de performance"

 

Au terme de 35 jours de mer, Team Malizia a remporté la troisième étape de The Ocean Race, la plus longue jamais disputée sur la course autour du monde en équipage (12 750 milles). Un beau succès pour Boris Herrmann et son équipage, qui conforte VPLP Design dans les choix architecturaux novateurs ayant présidé à la conception de cet Imoca de nouvelle génération. Explications avec Quentin Lucet, architecte associé de l’agence, avant le départ, demain, de la quatrième étape, entre Itajai et Newport.


Crédit : A Auriol


Quentin, tu étais à Cape Town avant le départ de cette troisième étape, dans quel état d’esprit était l’équipage de Malizia-Seaexplorer avant d’attaquer le grand Sud ?

Boris et l’équipage étaient plutôt contents du déroulement de la course depuis Alicante, donc confiants dans le bateau, mais une petite interrogation traversait toute la flotte sur la façon dont allaient se comporter les Imoca de dernière génération. On n’avait pas de réponse avant d’aller dans les mers australes et c’était la plus longue étape jamais proposée par The Ocean Race. Il y avait donc une petite part d’inconnu.

Pour VPLP Design, c’était aussi l’heure de vérité, non ?

L’enjeu était de savoir si on avait réussi à monter ensemble un projet avec les bons compromis et les bons choix. Toute la réflexion autour de la conception et de l’architecture de Malizia a été menée pour que les bonnes performances dans la brise au portant et dans la mer formée ne dégradent pas le potentiel aux autres allures, afin de conserver un bateau polyvalent.

Peux-tu nous en dire plus sur ce compromis ?

Aux allures de portant VMG, la carène est prépondérante par rapport aux foils qui ne sont qu’un appui, alors qu’au reaching et au près, les appendices prennent le lead, en apportant l’essentiel de la puissance, ce qui permet de décoller plus tôt. Aujourd’hui, le bon compromis, selon nous, est de faire une coque qui fonctionne vraiment bien au portant, sans qu’elle soit pénalisée aux autres allures.

Comment as-tu vécu cette longue étape depuis le bureau ?

Quelques jours après le départ, l’avarie assez majeure sur le mât [déchirure en tête de mât, NDLR] était de nature à stopper la course. La question s’est sans doute posée à bord de Malizia. Une fois que Boris et son équipage ont réussi à réparer, la longueur de l’étape s’est révélée une chance. Un peu plus d’une semaine après le départ, la flotte s’est retrouvée à vue avec un nouveau départ. Et là, les conditions se sont montrées plus caractéristiques de ce qui se passe dans les mers du Sud. Nous avons pu valider le concept, notamment par l’observation des vidéos tournées par le drone du bord. Mis à part les images de Banque Populaire VIII et Hugo Boss survolés lors du Vendée Globe 2016, on n’avait jamais vraiment vu les Imoca de l’extérieur dans la grosse mer. Comment le bateau passe, est-ce qu’il bute dans la vague de devant, quelles sont ses attitudes dynamiques… Finalement, nous étions hyper contents, chez VPLP, de voir que le bateau se comportait comme sur nos simulations dynamiques.

Avec, à la clé, des performances visiblement au-dessus du lot dans du portant fort, ce qui a notamment permis à Malizia-Seaexplorer de prendre la tête et de s’offrir la victoire ?

Oui, c’est très positif de ce côté-là, mais ce que je retiens surtout de l’étape, c’est que le confort devient un facteur de performance. Le Vendée Globe 2020 a montré que les skippers n’avaient jamais trouvé le bon rythme dans le Sud. Ces courses sont très longues. Si au bout de 30 ou 40 jours, tu ne parviens plus à exploiter le potentiel de la plateforme qu’à 70%, ça ne sert à rien d’avoir dessiné un bateau d’ingénieur, le plus rapide sur le papier. Nos outils d’architecture navale quantifient précisément chaque facteur de performance, mis à part cet aspect-là. Donc, c’est une question de feeling, d’échange avec le skipper, presque de philosophie. Je pense qu’aujourd’hui, au stade de performance où sont arrivés les Imoca, faire le meilleur bateau possible en tablant sur le fait que le bonhomme va s’adapter ne conduit pas forcément à la victoire dans ces courses autour du monde. Sur les vidéos à bord d’autres bateaux, on voit bien les phénomènes d’accélérations et de décélérations qui semblent pénibles physiquement car ils impriment des mouvements longitudinaux brutaux. Il semble que c’est moins le cas sur Malizia. Et quand on parle de confort, il y a un autre élément à prendre en compte, c’est celui de l’ergonomie. Boris a beaucoup insisté pour avoir un franc bord haut et un cockpit dans lequel il puisse tenir debout, on voit sur les images du bord à quel point la solution qu’il a adoptée semble plus vivable et moins usante pour l’équipage, par rapport aux autres bateaux où les marins sont plus souvent à quatre pattes ou courbés.

Au-delà des vidéos, comment suivez vous la course, au niveau des datas notamment ?

L’assistance est interdite sur The Ocean Race, donc ça reste du travail en interne, sans échange avec le bateau. C’est de toute façon très difficile de mesurer l’aspect performance pure, notamment à cause de l’état de conservation du matériel. Malizia a par exemple perdu un code zéro au début de l’étape, puis il y a eu l’avarie du mât… En revanche, nous avons accès en direct à toutes les données d’efforts, aussi bien sur le gréement que sur les foils ou le fond de coque. On fait un debrief à l’arrivée de chaque étape pour vérifier que le composite n’a pas été plus sollicité que prévu et ça permet d’orienter les contrôles non destructifs par ultrasons qui sont ensuite pratiqués lors de l’escale. Ce qui est très positif, c’est que nos hypothèses de dimensionnement structurel ont été validées. Le bateau n’est jamais rentré dans le rouge.

Ce qui veut dire qu’il y aurait moyen de faire plus léger ?

Avec la même configuration d’appendices, nous n’avons pas de raison de faire différent. D’ailleurs, sur le futur Imoca d’Armel Tripon, qui sera construit dans les mêmes moules que Malizia, ce n’est pas de ce côté que nous cherchons à gagner de la masse. L’évolution sera plus sur le plan de pont et la casquette, où on peut réduire un peu le développé de matière.

A mi-course, que retenez-vous de cette première Ocean Race en Imoca ?

Le bilan est très positif. Il y a bien entendu cette très belle victoire dans une étape historique qui donne beaucoup de satisfaction à Boris et à son équipage, ainsi qu’à VPLP Design. L’ambiance le lundi suivant l’arrivée à la machine à café du bureau était quand même assez sympa ! Nous n’avions aucune certitude sur le concept avant le départ, c’est d’ailleurs ça qui est formidable dans notre métier : à chaque fois qu’on fait un nouveau bateau, on écrit une nouvelle page de l’histoire et la course est le verdict. Là, le concept est validé. Les bateaux sont globalement solides et les systèmes fiables, ils sont exploités à leur plein potentiel avec le record des 24 heures qui est tombé à plusieurs reprises. L’interrogation, dans la perspective du Vendée Globe, est de savoir maintenant quel va être le pourcentage d’exploitation de ces machines par les marins en solitaire ? Vont-ils se permettre de tirer aussi fort ? Les différences de conception généreront-elles des différences plus fortes en solitaire ? Nous n’avons pas à ce jour les réponses.

Source : VPLP